Une série humaine, festive et politique! Diffusion sur France TV Slash puis TV5Monde. Disponible en DVD et VOD.

03 Dec

Lumières engagées : le travail du directeur de la photographie

Publié par Juan Siquot  - Catégories :  #Saison 1, #Juan Siquot, #Coulisses, #Photographie, #Image

Lumières engagées : le travail du directeur de la photographie

Directeur de la photographie, c’est un métier peu connu du grand public, mais essentiel sur un plateau de tournage. En lien avec le (ou les) réalisateur(s), c’est lui qui est responsable de l’image. Il créé les éclairages, un élément clef de l’esthétique d’une production audiovisuelle et supervise la prise des images par les caméras.

 

Le directeur de la photographie des Engagés était Juan Siquot. Dans cet article, il raconte son expérience sur le tournage des  épisodes de la première saison.

Savez-vous quelle est la différence entre Dieu et un directeur de la photographie?
Dieu ne prête pas la moindre attention à ce qu’un directeur de la photographie fait; par contre, celui-ci, au-delà d’anticiper ce que Dieu fait habituellement, doit en plus toujours veiller à ce que "Le Céleste" n’apparaisse pas avec un nouveau caprice.

Blague bien connue des directeurs de la photo

Juan Siquot (à droite) en pleine discussion avec les réalisateurs Maxime Potherat (de face) et Jules Thénier (de dos) pendant le tournage des Engagés

Juan Siquot (à droite) en pleine discussion avec les réalisateurs Maxime Potherat (de face) et Jules Thénier (de dos) pendant le tournage des Engagés

 

Retour d’expérience à propos du travail photographique

sur la série web Les Engagés

 

Par Juan Siquot

 

 

Au sujet des Engagés

 

Les Engagés est une web-série de 10x10’, conçue et écrite par Sullivan Le Postec. Sophie Deloche d’Astharté & Cie est une productrice hardie qui ne craint pas les défis, même ceux qui semblent insurmontables. Elle a réussi à faire en sorte que Studio 4, la plateforme web de France Télévisions, lui délègue la production. À l’étape de la préparation, Sophie a désigné Baptiste Rinaldi qui a mené le projet du début à la fin en tant que producteur exécutif.

 

Le sujet du militantisme au sein d’une association LGBT est le centre de la série mais les tensions entre les différents positionnements et le relief des personnages m’ont semblé tellement forts que j’ai été captivé dès la première lecture.

Hicham (Mehdi Meskar) et Thibaut (Eric Pucheu), dans une scène de l'épisode 3

Hicham (Mehdi Meskar) et Thibaut (Eric Pucheu), dans une scène de l'épisode 3

Introduction

 

Je collabore avec Jules Thénier depuis plus de neuf ans et un peu moins longtemps avec Maxime Potherat. Ils n'avaient jamais coréalisé une œuvre cinématographique mais à plusieurs reprises ils étaient réciproquement intervenus dans leurs projets respectifs, en qualité de conseillers.

 

Quand ils m'ont proposé de filmer cette série avec eux, j'ai été ravi, mais de nombreuses raisons m’empêchaient de le faire. Nous avons beaucoup œuvré pour que je puisse intégrer l'équipe et je leur dois cette énorme joie parce que c’est eux qui ont vaincu les plus grands obstacles. C'est finalement Sophie Deloche qui a lutté pour y parvenir et j'ai pu enfin faire partie l’équipe, je lui en suis très reconnaissant aussi.

 

Il s’agissait pour moi d’un projet plus long que tout ce que j’avais filmé jusque-là : cent minutes à tourner en vingt jours de travail. Un grand défi, d'une part parce que filmer l’est toujours, d’autre part parce que pour le web, les productions possèdent un budget permettant difficilement de disposer du personnel ou du matériel nécessaires.

 

Au boulot

 

Lumière

Dès les premiers repérages nous avons su que le Point G, le décor principal, serait extrêmement difficile. Le décor est le véritable siège d’une association LGBTI Lyonnaise. Il s’agit principalement d’un rectangle de murs blancs avec un coin-bar et vitrine sur rue. Au-delà de la contrainte logistique de devoir remettre le décor à zéro après chaque journée de tournage, pour que l'association puisse mener ses activités, toute la difficulté consistait à donner à cette boîte blanche le relief et le caractère que je prétendais lui donner. Maxime m'avait montré des images de films avec les couleurs qu'il aimerait obtenir mais il s'agissait souvent des gros-plans en extérieur nuit ou des intérieurs très sombres, c'est-à-dire qu'il fallait fortement adapter ces images à ce que nous allions y filmer, des séquences de jour (avec la vue vers la rue ou non) et de nuit. Et beaucoup de personnages ! Je savais que les nuits seraient gérables, mais les intérieurs jours n’étaient pas gagnés.

 

Nous avions un budget très serré pour toute la série. En ce qui me concerne, pour en donner une idée, tout mon parc lumière, machinerie et caméras devaient rentrer dans une camionnette de 12m3, bijouterie de mon seul électricien/machiniste professionnel inclue. Les projecteurs que j’allais choisir devraient être adaptés à toutes les circonstances. J’allais être obligé de faire toute la série avec un parc très réduit et j'ai choisi d'utiliser des PAR tungstène 1kw. Les PAR sont une source très efficiente: pour peu de puissance (et un prix de location très réduit), on obtient beaucoup de lumière, il suffit de contrôler leur côté peu pratique de la lumière qui bave.

 

Pour le Point G, j'ai donc proposé au chef décorateur, Thierry Botella, de construire ces totems que nous y voyons et, à l’intérieur, de jouer avec les couleurs de l'arc-en-ciel en déco et en filtres. Thierry a fait un travail remarquable là-dessus, améliorant mes brouillons d’origine. J'ai donc pu installer mes éclairages ; comme je le disais, je n'avais pas beaucoup de choix, j'étais déjà conscient que mes PAR ne représentaient pas "le meilleur choix" pour une "boîte à lumière" mais ils seraient presque "mon seul choix" dans tous les décors, que ce soit en diffusés, colorés ou directs et, surtout, en reflétés.

Première ébauche des totems de couleur qui habillent le décor du Point G. En médaillon, le totem violet tel qu'il apparaît à l'écran dans l'épisode 9

Première ébauche des totems de couleur qui habillent le décor du Point G. En médaillon, le totem violet tel qu'il apparaît à l'écran dans l'épisode 9

Jules et Maxime ont accepté la proposition pour le Point G mais ils n'étaient pas très convaincus par l’idée que les totems changent de place entre les séquences, alors que moi j'étais plutôt emballé. Nous avons finalement trouvé un compromis qui nous convenait à tous les trois. Il n’y aurait que les totems vert et jaune, les deux du côté "bar", qui changeraient de place.

 

J’ai finalement pu résoudre les int/jour grâce à deux CINEPAR 1.2kw, permettant d’équilibrer la lumière du jour et je dimais les PAR des totems selon qu'ils apparaissaient à l'image ou ou que je devais trouver leur couleur dans l’éclairage. Parfois, pour colorer une scène, j'ai dû créer des rappels de lumière, mais vu le nombre de séquences à filmer pour ce décor-là et le peu de temps que nous avions, cela aurait vite pu devenir un luxe embarrassant, donc j’ai fait le compromis de ne colorer mes plans qu’avec la lumière que mes totems répandaient.

D’un autre côté, j'avais de forts doutes sur les int/nuit de ce décor-là, car même s’ils étaient un pari sûr, j’hésitais à ajouter ou non une lumière équilibrée pour respecter la couleur des peaux. J'ai finalement fait le choix d'en mettre en sous-exposition. Les deux LED 20x20cm confectionnées par mon chef électricien Théo Farama allaient devenir, pour tout le tournage, des outils indispensables.

Réunion du groupe lesbien du Point G dans l'épisode 1. Les lumières du totem rose (à droite) et du vert (hors-champ, à gauche) habillent le décor

Réunion du groupe lesbien du Point G dans l'épisode 1. Les lumières du totem rose (à droite) et du vert (hors-champ, à gauche) habillent le décor

L'autre grand décor très difficile à éclairer était le bar "Cap Opéra". Nous devions y filmer un nombre très important de séquences et j'avais décidé de créer des ambiances différentes en fonction du scénario. L'espace était plutôt restreint pour, à la fois, laisser de la place aux acteurs (parfois deux ou trois mais parfois aussi huit ou neuf) et à la figuration (plus d’une quinzaine de personnes), et installer le HMC (habillage, maquillage, coiffure) et le stock lumière/machinerie.

J’ai donc pris la décision d'éclairer notamment en contre-plongée pour créer rapidement une ambiance bar mais aussi, compte-tenu de la présence de surfaces réfléchissantes, pour éviter d'installer des pieds qui auraient risquer d'apparaître en reflet dans les miroirs. Étant donné que je n’avais pas des sources diffuses, ma seule solution devenait, évidemment, de recourir à mes fidèles PAR tungstène.

Plan du décor Cap Opéra, avec les annotations de Juan Siquot sur les lumières

Plan du décor Cap Opéra, avec les annotations de Juan Siquot sur les lumières

Une mention spéciale à faire à Théo, mon chef électricien et à ses leds qu'il déclinait sous toutes leurs formes : il les a particulièrement exploitées dans ce décor-là ! Et une mention surtout aux électriciens. Quel luxe ! Je comptais sur Brian et Briac, deux brillants élèves de dernière année qui "ont accepté" d’accomplir leur stage de fin d’études dans le cadre du tournage rock n’roll des Engagés, sans jamais perdre patience et en donnant tout ce qu'ils avaient. Je crois même que l'expérience leur a finalement plu et qu’ils en ont bien profité.

 

Pour revenir à mes PAR tungstène dans le bar, aux courtes distances où nous travaillions, la diffusion et la réflexion n’étaient pas très efficaces. J'ai commencé à angoisser parce que nous voyions dans les moniteurs que les personnages prenaient des ombres assez marquées sur les visages. Malgré la mise en garde de Max à ce sujet, j'ai décidé de ne rien changer et de continuer sur le même schéma. Nous avions prévu de filmer les séquences très découpées mais tout restait incertain. Finalement le grand nombre de plans prévu allait m’apporter la solution. Les monteurs allaient-ils trouver suffisamment de matière pour qu'aucun plan, aucune séquence ne semble raté ? Ouf, je n’ai eu la réponse qu’après le tournage, grâce au coup de fil de Max depuis la table de montage. Les monteurs sont des alliés sur lesquels nous devons compter. Heureusement nos deux monteurs, Nathan et Nicolas, sont du même avis que moi. Finalement les séquences tournées sont pleines de charme, de couleur et elles dégagent l'ambiance que je souhaitais pour chacune.

Gros plan sur Bastien (Claudius Pan) dans une scène au Cap Opéra de l'épisode 7

Gros plan sur Bastien (Claudius Pan) dans une scène au Cap Opéra de l'épisode 7

Concernant les protagonistes, Jules avait planifié de créer un contraste quant à l'utilisation de la caméra: portée (plus instable) pour Hicham et sur pied pour Thibaut (voir le grand entretien avec les réalisateurs). Il m'a semblé que c'était une bonne idée et j'ai pensé que je pouvais y apporter quelque chose avec les éclairages de leurs environnements.

Chez Hicham j'ai choisi de mélanger des lumières qui tendaient l'une vers le vert, l'autre vers le magenta. J’avais mis cette dernière sur perche et j'ai demandé à Jérémie (chef électricien remplaçant) de la faire bouger. L'effet reste imperceptible, comme l’est aussi l'instabilité de la caméra. C'est bien cette conjonction qui rend le dispositif harmonieux et efficace.

 

Du côté de Thibaut, nous nous efforcions de transmettre un style de vie stable et abondant, les couleurs devaient donc être beaucoup plus saturées pour renforcer le sentiment d'une vie pleine de charme et d'épanouissement. J’ai dû concevoir une lampe déco rouge issue de l'iconographie LGBTI. Thibaut est un personnage exubérant et un tel accessoire, construit en collaboration entre la déco et l’équipe lumière, a permis de le représenter avec justesse. Je regrette qu’on ne l’aperçoive qu’à peine, mais elle est présente dans des “séquences-clefs” comme l’arrivée de Nadjet chez Thibaut, dans l’épisode #5.

Son extinction définitive vers les séquences finales s’accorde au basculement de personnalité que Thibaut va révéler. Au fur et à mesure que sa personnalité montre ses zones d’ombre et ses faiblesses, les charmantes lumières qui l'accompagnaient disparaissent.

 

Décor de l'appartement de Thibaut. La lampe à néons conçue par Juan Siquot apparait derrière Hicham

Décor de l'appartement de Thibaut. La lampe à néons conçue par Juan Siquot apparait derrière Hicham

Les séquences de l’épisode #7 de Hicham et Bastien au sauna ont été montées alternées mais celle où ils se disposent à coucher ensemble me remplit particulièrement de fierté.

 

Il s’agit typiquement d’une de ces séquences où en tant que directeur de la photographie, nous avons l’impression d’avoir fait peu de choses mais dont tout le monde en parle à la fin. Bon, je n’ai pas fait si peu que ça. Je n’ai utilisé que les “spot” de mes PAR tungstène, toujours fidèles, pour en faire des “canons de lumière”. Le seul PAR “wide” et sur dimer était le PAR jaune dont la lumière passait par le grillage de la fenêtre. Pour les PAR rouges, la seule diffusion, à travers notre brouillard aurait suffi pour que le signal de la caméra monte à des niveaux acceptables mais je ne me suis pas contenté de faire que ça. Je savais que ceux-ci – entre le brouillard, la diffusion qu’il apportait et la réflexion sur les surfaces à tonalités foncées, tel le sol et les murs – allaient nous permettre de ne pas utiliser de dimers ; mais étant donné que la gélatine jaune absorbe beaucoup moins de lumière, et qu’avec ce PAR-là je n’éclairais que la fumée, il me fallait absolument graduer son niveau et en avoir un contrôle absolu.

Lumières engagées : le travail du directeur de la photographie

Ces informations semblent anodines mais nous n’avions que cinq heures pour arriver sur le décor, tout décharger, filmer les trois séquences, filmer un plan manquant d’une séquence de Thibaut dans le bassin, plier tout le matériel et partir. Là, ces informations prennent de l’importance, parce que j’avais intérêt à ne pas perdre de temps avec des précisions ultra-poussées sans pour autant rater la séquence par négligence. Nous n’avons pas eu le temps de préparer le champ/contre-champ entre Hicham et Bastien comme il l’aurait fallu: j’allais donc quand même garder un goût de frustration en partant.

 

Dans d'autres séquences, l’élaboration de l’éclairage était moins raffinée. Nous l’assumions, parce que certains décors s’y prêtaient et, il faut le dire, parce que cela nous arrangeait aussi au niveau du timing. En conclusion, avec les réalisateurs, nous savions dans quelles séquences il fallait investir notre bien le plus cher: le temps de tournage.

Caméra

Comme souvent dans ce type de projets où le budget est restreint, la caméra se choisit parmi des équipements qu’on n’aurait pas forcément sélectionnés spontanément. J’ai d’abord eu la proposition d’un fournisseur parisien de nous louer deux Sony F5 (une caméra qui m’avait déjà donné de très bons résultats) avec des montures PL et des bons Zooms au prix de la location de celle qui avait été envisagée comme la plus haute gamme à laquelle nous pouvions aspirer: la Sony FS7. Grande déception, la logistique du projet rendait impossible cette opportunité. Guidé par l’expérimenté Jacques Bontoux, le directeur de production, je me suis adressé à une boîte lyonnaise. Non seulement nous avons reçu un accueil hors du commun, mais Laurence Luisetti et Nicolas Chassaing ont en plus vite capté l’âme du tournage, l’engagement de l’équipe et l’esprit batailleur du groupe soudé et prêt à tout pour réussir. J’ai donc pris avec un grand enthousiasme la FS7 avec les optiques "photo" Canon monture E et la bague adaptatrice "speed booster", très pratique pour les reportages, mais que je n’aime pas pour la fiction. Il allait falloir assumer les pompages des objectifs, les aberrations sphériques et chromatiques.

 

Les séquences avaient été extrêmement préparées, avec un découpage très rigoureux, qui peut s’apprécier par exemple dans l’épisode 4, dans la séquence où Hicham démasque Amaury, "l'ennemi" de la Lesbian & Gay Pride. Pourtant il y a un ou deux plans qui n'étaient pas du tout prévus et qui ont été décidés "à l'arrache" et rajoutés au montage. Nous n'avions même pas le personnel pour les filmer parce que la production, avec sagesse, avait limité la présence de l'assistant 2ème unité mais les réalisateurs, grâce à leur acharnement, avaient négocié de garder la caméra, même sans l’assistant. Il a fallu un grand effort du fournisseur pour y arriver et merci encore à lui de nous avoir permis de démontrer que ce qui semblait un caprice était en réalité un choix justifié. Une bonne partie de ces plans "volés" ont fait la richesse de cette séquence et de beaucoup d’autres.

Comme je le disais précédemment, il y avait des intentions de départ par rapport à la présentation des personnages. Au-delà, avec les réalisateurs, nous nous sommes proposés de filmer un maximum de plans, parfois à deux caméras, sans avoir de vraie justification. Cela créait de nombreux défis face aux moyens de nos équipes et à l’organisation générale: je m'y trouvais moi-même, à certains moments, un peu perdu. Nous faisions des propositions de plans volés par une seconde caméra qui surprenaient même le premier assistant réalisation, Ronnie Franco. Il avait fait un travail titanesque, — oui, titanesque — pour réussir à faire concorder dans le plan de travail la disponibilité de tous ces décors, des acteurs et des équipes ainsi que de la figuration dans les vingt jours de tournage. Ronnie pouvait mal prendre notre indiscipline et je sentais moi-même parfois que les réalisateurs envahissaient un peu trop mon espace. Cela dit, Jules, Max et moi avons l'habitude de collaborer, et nous avons toujours conscience que le film doit passer avant les egos, donc il a suffi que je suive parfois le courant d’énergie des réalisateurs, en particulier celui de Max qui prenait la caméra très souvent et qui est un cadreur talentueux. Toutes ces improvisations faisaient effectivement amateur mais il faut reconnaître aussi que bien des séquences se sont enrichies grâce à ces plans aventureux, que les adjoints des réalisateurs avaient du mal à intégrer. Heureusement toute l’équipe était désireuse de bien mener son travail ce qui a maintenu la motivation malgré ces différences.

Pendant le tournage d'une scène de l'épisode 8 au Cap Opéra

Pendant le tournage d'une scène de l'épisode 8 au Cap Opéra

Le rythme du tournage était féroce et je n'aurais rien pu filmer sans une étroite collaboration avec le cadreur seconde unité, Daniel Bach. Il s'est investi à un tel point dans le projet que, lorsque nous étions dépassés par l’écart entre "nos ambitions et nos moyens" (c’est-à-dire la plupart du temps), il me proposait spontanément de prendre la caméra une et que je m’occupe uniquement de l'éclairage pour prendre la deuxième unité une fois que tout serait calé. La configuration "reportage" nous convenait très bien pour cette situation. Nous visions tellement plus haut que ce que nos moyens nous permettaient que même les assistants (notamment Sarah, ma première assistante) se sont vus contraints de cadrer à certains moments. Ils en semblaient ravis.

 

Je voudrais citer la séquence de l’épisode 2 où Hicham rate le départ de Thibaut à quelques secondes près. Il s’agit d’une séquence très simple mais il fallait tout transmettre en un seul plan, selon le souhait du réalisateur.

Mon travail n’a consisté qu’à proposer une répétition, en cadrant d’abord la fin du plan: un plan taille de Hicham pris avec notre plus longue focale et derrière lui, le champ vide où Thibaut allait sortir du cadre. Ensuite nous avons tourné le plan dans l’ordre: “pano” sur Thibaut sortant de chez lui jusqu’à l’angle de la rue et disparaissant, puis le cadre fixe et vide, enfin Hicham qui rentre dans le cadre. On voit ainsi qu’il rate Thibaut et tout est dans le même plan. C’est assez harmonieux comme cadre et naturel comme mouvement, une belle chorégraphie, finalement; j’aurais pourtant bien voulu une prise où la sortie de Thibaut et l’entrée d’Hicham soient presque simultanées… Mais bon, le monstre vorace qu’est le temps nous courait aux trousses et ne se laissait pas impressionner par la montagne d’heures supplémentaires cumulées: il a fallu se résigner concernant ce type de détails.

 

Nous avions planifié des séquences très découpées où la caméra devait porter l'émotion des personnages comme celle de l’épisode #5 où Nadjet vient au point G aux dépens de l'humeur de son frère qui préférerait laisser sa famille loin derrière lui. Cette séquence représente un parfait exemple du merveilleux travail de découpage que Jules sait faire et aussi de la relation collaborative que nous avons. J’avais beaucoup travaillé en amont pour rationaliser l’espace et y intégrer les déplacements des personnages par rapport à la caméra. Ainsi, suivant la volonté de découpage de Jules, le spectateur est près du personnage quand il le faut et en même temps les émotions sont transmises à travers les yeux de Nadjet. Si dans cette séquence on est sorti du découpage tracé, c'était plutôt pour simplifier et être plus efficients.

Episode 5

Episode 5

Une belle séquence issue de notre recherche avec Max est celle de l’épisode 8 où Hicham et Thibaut distribuent les fiches imprimées pour retrouver le témoin de l'agression de Bastien. Maxime était parti d’une structure plutôt conventionnelle ou l'on découvrait le groupe avec un plan large et puis des champs/contre-champs pour se concentrer sur les personnages principaux et les informations précises à faire passer au spectateur, mais il n'était pas convaincu.

 

Nous avons réétudié cette séquence la veille de son tournage : je lui ai proposé de la filmer en un seul plan séquence partant d'un serré sur les mains manipulant les papiers et s'approchant de Thibaut à l’aide un travelling pour terminer sur un plan moyen qui serre encore sur Thibaut grâce au mouvement. Il nous suffisait ensuite de filmer les inserts que Maxime trouvait, légitimement, nécessaires; ces plans-là ont permis de mieux informer les spectateurs et d’avoir de la souplesse sur la durée de la séquence.

Episode 8

Episode 8

Dans le même épisode nous avons aussi trouvé qu’il fallait sortir des structures conventionnelles lors d’une autre séquence, celle où le témoin de l’agression de Bastien se rend à l’association. Dans un premier temps Max avait choisi un champ/contre-champ pour le moment du témoignage. Il n’aime pas particulièrement cette structure mais il est conscient de son efficacité.

 

Je lui ai transmis mes doutes sur la pertinence de cette disposition, parce qu’au niveau de l’espace cela confrontait les personnages face à face. Or le témoin, si longtemps espéré, ne devait pas, d’après moi, se trouver comme dans un interrogatoire. Dans cette disposition le groupe, au lieu de l’accueillir, lui aurait tenu tête, s’y serait opposé. Je lui ai donc proposé de chercher une disposition en "crèche", si l’on peut dire. Ainsi, le témoin parlerait "au sein" du groupe de militants et non "face" au groupe de militants.

C’est peut-être subtil mais, de mon point de vue, la façon dont nous formulons nos idées nous emmène vers les bonnes solutions. La séquence fonctionnait déjà très bien en un seul plan mais elle est bien meilleure grâce aux gros plans sur lesquels Max a été intransigeant.

Lumières engagées : le travail du directeur de la photographie

Conclusion

 

Ce tournage, avec toutes ses contraintes ainsi que les solutions qui y ont été trouvées, représente le travail que je fais depuis mes débuts dans ce métier.

Je pense que les meilleurs résultats se trouvent dans un travail de collaboration, c’est pourquoi j’ai toujours travaillé convaincu du fait que les idées des uns enrichissent celles des autres et que ces apports forment une construction collective inestimable. Tout film est donc une œuvre collective. Ainsi, comme la réussite d’un tournage dépend de sa préparation, la concertation des chefs d’équipe concernés y est fondamentale. C’est grâce à elle que l’histoire, la réalisation, la production et l’image peuvent se construire en union. Concernant mon métier, le directeur de la photographie ne doit jamais se positionner en Dieu (comme la mauvaise blague le prétend) au-dessus des autres ou des personnages. Le travail du directeur de la photographie consiste, à mon avis, à rendre cinématographique ce que toute histoire représentée a de théâtral.

 

Mes sources d’inspiration sont multiples, elles se nourrissent de la peinture classique ou moderne, de la littérature, de la sculpture ainsi que des différentes cultures: pop, punk, exotique ou toute autre. Je m’efforce, et je crois que cela fait partie des responsabilités du DPh, de faire abstraction des contraintes techniques ou budgétaires pour y trouver également une source d’inspiration.

Les limitations ne se trouvent jamais dans l’horizon d’une équipe de tournage : c’est pour cela qu’on se prépare au pire, et même davantage. Le pire peut bien sûr ne jamais arriver mais, si jamais il arrive, l’équipe doit y être prête, avoir les idées claires afin de toujours trouver la marge pour s’adapter.

 

 

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